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Combats de femmes

Jocelyne Béroard : « Kassav’ m’a apporté la rigueur, la patience, la réflexion et le partage »

Dans son livre « Loin de l’amer » (aux éditions du Cherche-Midi), Jocelyne Béroard nous raconte ses diverses expériences avec Kassav », groupe désormais mythique, ancré en elle, qui a vendu des millions d’albums. Dans cet opus très intime, elle plonge le lecteur dans son riche parcours, décrivant sa vie estudiantine, ses débuts comme choriste, ou encore son amour pour la langue créole. Elle revient aussi sur son enfance à Fort-de France, sa famille, notamment ses parents, très exigeants, qui lui ont donné une éducation stricte, qu’elle évoque toujours avec énormément de tendresse. 

Dans ce livre, vous nous plongez dans votre univers artistique, à travers vos expériences avec Kassav », mais aussi familiales. Pourquoi était-ce si important pour vous d’écrire ce livre et de mettre par écrit votre parcours et évolution ?

Il était important d’écrire l’histoire de Kassav ». Très souvent, les biographies sont écrites par d’autres personnes, après le décès de celle qui est concernée. J’avais dit haut et fort, en 2013, qu’il fallait raconter cette aventure que je qualifie de magnifique. L’éditeur ne voulait pas d’une simple biographie, mais Kassav’ vu de l’intérieur, c’est-à-dire ma vision, mon vécu dans Kassav ». J’ai donc commencé par le commencement. Qui suis-je et comment me suis-je retrouvée là ? D’autres membres peuvent aussi se lancer dans l’aventure du récit, je suis certaine qu’ils le compléteraient aisément. Nous avons très peu de témoignages, très peu de récits concernant les artistes de chez nous. Ne pas prendre le temps de raconter nos combats, nos joies et nos douleurs, c’est permettre à d’autres de réinventer notre vie. Le plus bel exemple est encore cette histoire de mariage avec Jacob qui n’a jamais existé et perdure depuis des décennies comme la grande vérité, alors que je n’ai jamais été sa copine. Il y a même des gens qui affirment avoir été à notre mariage. Je crois que dire soi-même les choses de notre vivant, permet d’éviter les inventions originales de certains qui ne font pas la différence entre une belle complicité et une histoire d’amour.

On comprend également en vous lisant que la famille est essentielle pour vous. Vous parlez avec beaucoup de tendresse de vos parents, qui vous ont donné une éducation stricte. En quoi cette éducation a-t-elle influencé votre vie ?

Mes parents m’ont enseigné les bases nécessaires afin d’être persévérante et ne pas abandonner mes rêves, curieuse pour comprendre ce monde qui nous entoure, créative et éviter l’ennui… Mon père cherchait à nous protéger alors nous, les filles, étions privées de sortie comme les autres jeunes : plage entre amis, bals… Je m’évadais avec la musique, le dessin, le bricolage et la photo. Ma fibre artistique s’est certainement développée à ce moment-là, même si « être artiste » ne faisait pas partie des métiers possibles. Ma mère m’a donné l’amour des langues et m’a fait remarquer la beauté du créole. Mon père aimait aussi les langues, mais était plutôt scientifique, alors là encore j’éprouvais un intérêt. Au final, j’ai opté pour des études scientifiques, mais j’ai été happée par la filière artistique.

Vous êtes une artiste, mais également une femme particulièrement habile avec ses mains… Vous savez coudre et avez l’habitude de vous confectionner vos propres tenues… Vous savez coiffer aussi, peindre, et bricoler… Comment tous ces savoir-faire et passions sont nés en vous ?

Ma mère, mes tantes et mes grands-mères étaient aussi très habiles. Je les ai vues cuisiner, coudre, repriser et bricoler. Je les admirais et voulais faire comme elles. Le dessin puis la photo se sont ajoutés dès le lycée, et je me suis inscrite au club photo qui m’a permis de me perfectionner et apprendre à développer des photos. Transformer un bout de tissu en chemisier ou pantalon me paraissait magique, de même que prendre une feuille blanche pour en faire un tableau plus ou moins réussi.

Votre mère, professeur d’anglais de profession, était une figure centrale dans votre famille. Son décès survenu alors que vous étiez très jeune vous a marquée. En quoi vous inspire-t-elle aujourd’hui encore ?

Ma mère nous parlait beaucoup. Elle me glissait des phrases qui résonnent encore aujourd’hui en moi. Par exemple, alors que je me plaignais de la difficulté d’un problème de mathématique, elle m’avait répondu que plus le problème était difficile, plus belle était la victoire. Apprendre et admettre que l’autre a le droit de penser autrement que soi, que perdre du temps à garder un ressentiment ne nuit qu’à soi, étaient sa façon de nous enseigner l’amour. Elle était douce, j’en suis loin et rêve d’atteindre sa sagesse. Sa mère était identique, elles m’ont inspirée et plus les années passent mieux je comprends chacun de leurs mots que j’ai retenus.

Dans le chapitre « Koulè », vous affirmez sans détour : « Qu’on le veuille ou non, les sociétés antillaises sont nées dans l’esclavage… L’esclavage les a modelées… Il est omniprésent dans les consciences… ». Que voulez-vous dire exactement par-là ?

À l’abolition de l’esclavage, les femmes et hommes nouvellement libres sont devenus citoyens sans que quoi que ce soit ait été entrepris pour défaire le formatage des cerveaux, et ce, des deux côtés. Pendant le siècle qui a suivi, quasiment rien n’a changé. Il fallait maintenir nos sociétés au bas de l’échelle et les lois allaient dans ce sens. Celui qui ne veut pas travailler pour un bas salaire se retrouve vagabond et le vagabondage est interdit, etc. Qu’on le veuille ou non, le sentiment d’infériorité était ressenti par beaucoup. Bien sûr, il y a toujours des exceptions. Mais le fait de croire qu’on ne peut réussir parce qu’on est Noir ou que l’autre est toujours responsable de son échec est une résultante de ce formatage. À nous de le défaire, et trouver nos solutions.

Vous faites partie de ces Antillais qui ont toujours assumé le passé douloureux de leurs ancêtres, lié à l’esclavage… Et vous avez très tôt commencé à militer pour le respect de la mémoire de vos aïeuls… Comment est né ce militantisme en vous ?

Simplement avec cette phrase : « Si nous savons honorer nos parents proches, pourquoi n’honorons-nous pas nos aïeux plus lointains ? » Ceux que nous avions choisi d’oublier parce que cette histoire était trop douloureuse… Les portes de l’oubli en Afrique y font écho aussi… Pourtant beaucoup des nôtres sont croyants, peu importe la religion, et le repos de l’âme du défunt est capital, non ? Leur rendre honneur et dignité est un devoir.

Vous êtes aussi connue pour militer pour la préservation et la promotion de la langue créole… Pourquoi cette cause est-elle primordiale pour vous ?

Parce que la culture créole marche avec sa langue. Cette langue est belle et s’appauvrit. Si on l’aime, on doit aussi la raviver, ne pas la laisser mourir.

Vos rapports avec votre père, qui était très protecteur avec ses filles, que personne ne devait approcher, étaient parfois tendus… Mais cela a contribué à développer votre sens artistique à travers le dessin, l’écriture, la photographie, qui vous permettaient de vous évader… Aujourd’hui quels souvenirs gardez-vous de lui ? Comment a-t-il influencé votre carrière artistique ?

 Mon père était sévère, mais avait beaucoup d’humour. Beaucoup de mes cousins ainsi que mes frères s’amusent à répéter ses phrases et blagues favorites. Il n’a pas influencé ma carrière artistique, il aurait préféré que je fasse un autre métier. Mais comme ma mère, il a admis ne plus pouvoir m’interdire ce choix parce que je m’y sentais bien et le faisais avec passion.

Aujourd’hui on ne peut pas parler de vous sans évoquer Kassav »… Qu’est-ce que ce groupe vous a apporté ? Quel impact a-t-il eu dans votre vie ?

Il me sera difficile d’énumérer tout ce que Kassav’ m’a apporté. La rigueur est sans doute le principal. La patience ensuite, la réflexion et le partage. Avec Kassav », j’ai compris que faire ce que l’on aime vraiment doit vous permettre de n’envier personne. Si vous ne réussissez pas, il faut sans doute chercher en vous ce qui bloque ou ce que vous avez à réparer en vous.

Contrairement à ce que beaucoup pensent, votre intégration au sein de Kassav’ ne s’est pas faite facilement… D’autant plus qu’en tant que femme, ce n’était pas toujours aisé de vous imposer. Vous avez dû gagner, au fur et à mesure, votre place, au point de devenir incontournable. Avec le recul, quel regard portez-vous aujourd’hui sur cette période charnière de votre vie ?

 Dans le projet de Kassav », en tout cas de Pierre Édouard et Jacob au départ, la femme avait sa place. Bien entendu, comme tous les autres membres, elle devait faire ses preuves. Donc avec eux, ça n’a pas été très compliqué, ma motivation et ce que je pouvais partager avec le groupe me permettaient d’être là. C’est ensuite qu’il a fallu confirmer et c’est avec eux à mes côtés que je l’ai fait. Je suis donc très reconnaissante, car leur confiance m’a permis de m’affirmer au sein du groupe. Je crois que c’est le cas de tous dans ce groupe. C’est vraiment une belle expérience où chacun donnait à tous, en laissant chacun respirer…

Kassav’ a aussi été un moyen pour vous de parcourir l’Afrique à travers vos concerts et d’y rencontrer un public très fidèle… Quel lien entretenez-vous avec l’Afrique ?

Kassav’ est tombé amoureux de l’Afrique et a reçu autant en retour. Dans mon livre, je dis avoir connu plein de copains de toute l’Afrique, lorsque j’étais étudiante et j’ai eu la chance d’en revoir plusieurs lors de nos voyages. Les liens sont toujours très fraternels. Nous avons tous des amis ici et là et les retrouvons avec plaisir. Après le public de chez nous, c’est l’Afrique qui a soutenu Kassav ». La population étant beaucoup plus importante que dans nos petites îles, la dimension internationale du groupe a débuté là.

Kassav’ est un groupe devenu mythique, qui est entré dans l’histoire, en fédérant notamment Martiniquais et Guadeloupéens, et en faisant la promotion de la culture antillaise partout dans le monde… Comment vivez-vous et expliquez-vous ce succès qui dépasse le cadre de la musique ?

Lorsque vous êtes tout petit, en nombre et en taille, et que vous regardez le monde, vous pouvez dire « ce n’est pas la peine, nous ne faisons pas le poids » ou « pourquoi pas » ? Si vous travaillez à être compétitif, vous avez une chance sur deux de réussir. Lorsque, par bonheur, vous avez trouvé une bonne formule qui vous plaît, que cette formule réussit à rassembler et séduire, vous êtes d’abord surpris, mais heureux et ne pouvez l’expliquer. Il faut demander aux autres de vous raconter pourquoi ils sourient, pourquoi ça les touche et pourquoi ils veulent en savoir plus. Pour ma part, lorsque d’autres musiques me touchent, je cherche à en savoir plus sur ceux qui les livrent. C’est sans doute la même démarche.

Quelles sont les principales anecdotes, que vous avez vécues au sein de Kassav’ qui vous ont particulièrement marquées et vous font sourire aujourd’hui encore ?

C’est la question piège des interviews. Puis-je répondre que les lecteurs en trouveront quelques-unes dans mon livre ?

Jacob Desvarieux nous a récemment quittés. Comment vivez-vous son décès ?

Comme tous les décès que j’ai dû accepter avec impuissance. La mort est quelque chose d’abstrait qui provoque un questionnement et met en évidence notre petitesse. Nous devons continuer à vivre, alors je tâche d’imaginer ce qu’il aurait pensé pour ci ou ça, lui parle lorsque j’en ressens l’envie et compte sur le temps pour alléger tout ce que cette séparation peut provoquer.

Désormais quel avenir pour Kassav » ? Que va devenir le groupe ?

Je ne suis pas devin. On me pose souvent la question. Beaucoup de gens aimeraient nous retrouver en concert… On verra bien. Le groupe deviendra de toute façon ce que les gens voudront en faire. Les chansons sont là, comme celles de Marley, de Myriam Makéba ou des Beatles…

Vous êtes très engagée pour l’enfance et la lutte contre la pauvreté dans le monde. Pouvez-vous nous en dire plus concernant votre implication dans ces différentes causes ?

On ne peut être heureux complètement en regardant les autres souffrir. Donc je parraine souvent des actions lorsque je suis disponible. Je n’aime pas étaler ces actions qui, à mon sens, n’ont pas à servir à ma promotion, mais servir à ceux qui en ont besoin.

Comment voyez-vous votre avenir ? Quels sont vos projets et ambitions ?

Je ne sais pas lire l’avenir et préfère le laisser venir… Après la promotion du livre et avant l’hommage à Jacob, en 2023, je me consacrerai sans doute à quelques chansons qui attendent un texte afin d’être enregistrées. J’ai aussi quelques sollicitations ici et là, dans des activités diverses et m’y consacrerai peut-être. Sans doute aussi une expo photo. J’ai plein de choses en tête et ai rarement le temps de m’ennuyer. Peut-être aussi, voir de plus près certains pays traversés trop vite… Une chose est sûre, je trouverai de quoi m’occuper.

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